Je suis allé parler au Grand Arbre.
Assis sur l’entrelac de ses puissantes racines semées de jeunes pousses, je me suis confié. Longuement. Profondément.
Le Grand Arbre a écouté. Avec cette patience, cette indulgence qui le rend si immense à mes yeux.
Il a entendu la musique de ma vie. La mélodie a soufflé sur ses branches, sur ses feuillages délicats, comme une douce brise de printemps.
Je lui ai parlé de mon enfance. De mes escapades enjouées dans la garrigue, de mes jambes agiles accrochées aux pins. De ces histoires que je m'inventais le long des sentiers et dans les sous-bois frémissant de mille et une vies.
Je lui ai parlé de mon émerveillement, le cœur ébloui par la voûte étincelante des étoiles. Allongé sous les frondaisons, les yeux ouverts comme des soucoupes, j'admirais ce ciel infini, ces chemins inexplorés vers les grands mystères de l'univers. Et mon imagination débordait. Ses vagues se succédaient, s'entremêlaient, me laissant apaisé et rêveur.
Je lui ai parlé de toutes ces passions qui m'ont traversé. Du miel de mes chimères qui m'ont rendu la vie si douce et excitante. De ce plaisir, vif comme l'argent, qui m'envahissait à créer des œuvres de mes mains. A me prendre pour un petit dieu donnant la vie à des chansons, des spectacles, des histoires. A transmettre cette foi qui m'habitait à d'autres que moi. A les entraîner dans la richesse de mes folies. A faire d'eux des amis, des soeurs, des frères.
Je lui ai encore parlé, la voix plus enrouée. Je lui ai dit ma joie et ma peine d'avoir effleuré l'âme de ces femmes, d'avoir partagé tant d'amour, de fêtes et de défaites, de plaisirs et de pièges... sans avoir réussi à me fondre pour toujours et à jamais dans les bras de l'une ou de l'autre. Je lui ai avoué la tendresse que je continuais à leur porter à toutes, comme un secret coupable. J'ai failli lui demander comment on pouvait représenter tant pour l'autre, puis plus rien. Ou si peu. Et puis j'ai pensé à ses si belles feuilles qui tombent à l'automne pour laisser place à de nouvelles au printemps. Un cycle d'amour et de mort. On doit tous s'y habituer. Même si parfois, c'est dur.
J'ai parlé au Grand Arbre du seul vrai bonheur qui chasse le voile de mes cauchemars. De ce fils que j'irrigue de mon savoir et de mes forces. Du firmament que je lis parfois dans ses yeux. De cet océan d'amour qui m'étreint quand je lui caresse la joue pour l'endormir. Quand ses bras se referment sur moi pour un câlin. Quel plus grand bonheur que celui-là ?
Le Grand Arbre a failli par m'interrompre. Ou plutôt, le bruit sourd de la terre sous les replis de ses racines. Et là-haut, au-dessus de ma tête, le gémissement déchirant de ses branches secouées par le malheur.
La terre tremblait. Les feuilles encore vivaces s'échouaient comme de la grêle sur le sol. Son écorce vénérable craquait, faisant fuir à tire d'aile les oiseaux nichés dans les nœuds du tronc.
Absorbé que j'étais par mes confidences, je ne LES ai pas vu arriver. Avec leurs pelleteuses, leurs tronçonneuses et leurs scies à bois. Je croyais mon vieil ami cinq fois centenaire à l'abri. Hors d'atteinte de leurs mâchoires à déforester. Je me trompais.
Alors le Grand Arbre a parlé. Et ses mots, gorgés de leur sève sacrée, ont résonné au plus profond de ma tête.
" Cette vie, ces joies, ces épreuves feront toujours partie de toi. Comme nous faisons tous partie les uns des autres. J'étais là pour les ressentir. Comme j'ai ressenti celles de tes parents, de leurs parents, et de ceux qui les ont précédés. Je suis resté le gardien de leur mémoire et de la tienne, j'en ai porté l'empreinte sur mon écorce.... Jusqu'à aujourd'hui. Mon tronc va s'affaisser. Mes racines vont se déchirer. Ma sève va se répandre et s'assécher. Alors ce sera à ton tour d'être le gardien de ma mémoire. A ton tour de dire aux tiens qui nous sommes, moi et les miens. Que nos bois, nos branches et nos feuilles vous ont toujours tenus à l'ombre du mal. Que sans nous, vous n'auriez jamais pu raconter votre histoire. "
J'étais seul, impuissant, déboussolé quand les machines se sont approchées. Quand le vacarme de la scie a commencé à creuser l'écorce. Quand le tronc majestueux, riche de mille souvenirs, s'est effondré lentement. J'ai entendu la plainte de l'Arbre au fond de mon âme. Puis ce silence sans vie. Des feuilles tourbillonnaient encore sous mes yeux noyés de larmes.
J'ai compris enfin. J'ai compris que je devais être bien plus que le gardien de sa mémoire. Je devais devenir le gardien de sa forêt. De toute cette flore et cette faune qui l'habillent et la nourrissent. Parce que sans les arbres, sans leur héritage, sans leur sagesse... c'est nous qui ne serons plus rien.
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